Les soirées de l’Alliance Andorrano – Française
Jeudi 21 Janvier 2010 à 21h. 30
Théâtre Communal d’Andorre la Vieille
« Les herbes folles »
Réalisé par Alain Resnais
Avec André Dussollier, Sabine Azéma, Emmanuelle Devos, etc…
La nouvelle folie d’Alain Resnais, 87 printemps, oeil vif et talent à revendre, arrive sur nos écrans. Les Herbes folles sont l’un de ses plus beaux films. Une étourdissante leçon de liberté et de fantaisie. Un exercice de haute voltige, adapté d’un beau roman de Christian Gailly (L’Incident, Editions de Minuit, 1996), mais qui n’a pas volé son nouveau titre : comme les herbes folles, le film semble avoir jailli par incongruité poétique au beau milieu d’un monde hostile, ensemencé par la grâce, poussé par l’esprit qui souffle où il veut. C’est d’ailleurs, du moins en apparence, une histoire d’amour insolite et légère, qui réunit un couple drôlement improbable.
Elle, c’est Marguerite Muir (Sabine Azéma), célibataire entre deux âges à la frimousse enfantine, tignasse rouge ébouriffée roulant en voiture décapotable jaune, collectionneuse de chaussures de marque, dentiste de profession et pilote de Spitfire. Une bourrasque de charme échappée d’un comic book. Lui, c’est Georges Palet (André Dussollier), sexagénaire à la retraite installé auprès d’une femme aimante dans un coquet mais décrépit pavillon de banlieue, attelé au bricolage domestique comme à un expédient thérapeutique, cachant de fait sous la routine à laquelle il s’astreint un lourd secret qui le profile comme un probable danger public. Le feu sous la cendre.
C’est un portefeuille qui va raviver ce feu. Il a atterri dans le parking souterrain d’une galerie commerciale, après que Marguerite se le fut fait voler en sortant d’une boutique. Il attendait pour ainsi dire Georges, qui tombe dessus en reprenant sa voiture. Tandis qu’il découvre les papiers d’identité, une curieuse idée s’impose à lui avec la force de l’évidence, qui se transformera en dangereuse obsession : rencontrer sa propriétaire, dont il semble déjà épris. De ce hasard changé en nécessité découle un fleuve de péripéties servies par une mécanique précise, enjouée, flirtant avec l’absurde, l’inquiétant et le merveilleux. Discrètement émancipée des règles du réalisme, sans pour autant verser dans le surréalisme abracadabrant, cette histoire invite le spectateur à s’engouffrer dans ses absences, à pénétrer ses mystères, à partager ses indécisions.
«Elle est crevée» C’est que la piste est sinueuse et que rien n’y avance comme on s’y attendrait. Un vaudeville mené par le démon de midi ? Mais non, puisque la femme de Georges (Anne Consigny) est invitée à y participer. Un polar mettant en scène un serial killer ? Pas davantage, Georges étant le plus pacifique et le plus romantique des hommes. Une allégorie des liens invisibles qui relient la vie réelle à la vie rêvée ? Peut-être, mais pas seulement. Alors quoi ? Plus sûrement un film-somme, un film-monde, caverne hétéroclite éclairée par une lumière souterraine, dans laquelle Alain Resnais fait entrer, outre son goût pour l’expérimentation, beaucoup de lui-même. La bande dessinée, le roman d’aventure, le film de guerre, les procédés du cinéma muet, les pionniers de l’aviation, la magie pourpre d’une séance nocturne dans une salle de quartier, la régénération amoureuse, pour ne rien dire de Sabine Azéma… Tout un imaginaire saturé d’authentiques réminiscences qui se met aux commandes, au nez et à la barbe de deux représentants de la loi dignes de Guignol (hilarants Mathieu Amalric et Michel Vuillermoz).
Cette puissante remontée de sève – c’est ce qui rend ce film si troublant – est discrètement mais intimement mêlée à l’ombre portée de la mort. Ses signes sont partout. Dans la voix du narrateur omniscient (Edouard Baer) qui nous raconte cette histoire avec le détachement de celui qui connaît la fin de toutes choses. Dans le nom de l’héroïne, qui renvoie à L’Aventure de Madame Muir (1947), chef-d’oeuvre de qui met en scène une jeune veuve amoureuse d’un revenant. Dans l’épuisement de la montre du héros («Elle est crevée, elle en peut plus, moi non plus»). Dans la logique spectrale qui conduit le film jusqu’à son accident final. Dans le secret de Georges Palet, qui ne sera jamais levé. Et pour cause, ajouterait-on volontiers, tant l’hypothèse de son absence au monde, rendue sensible par la grâce du cinéma, est tentante. C’est que la conquête de l’inconnue recouvre ici la familiarité avec l’Inconnu.
Il faut le dire avec infiniment de tact et de circonspection, mais ce film dont le génie consiste à avoir un pied dans l’enfance et un autre dans la tombe ressemble à un adieu d’une folle élégance, d’une bouleversante sérénité.